- Siger de Brabant
- Siger de BrabantCette distinction précise entre Aristote et les Arabes répondait à la préoccupation qui s’était montrée chez les autorités ecclésiastiques lorsqu’elles avaient défendu la lecture d’Aristote ; il fallait séparer l’ivraie du bon grain. La nécessité en devint plus pressante encore en 1266, au moment du retour de saint Thomas à l’Université de Paris, lorsqu’il trouva Siger de Brabant enseignant à la faculté des arts une doctrine qui plaçait sous la garantie d’Aristote des thèses telles que celle de l’unité de tous les intellects humains : pareil enseignement était une sorte de réfutation par l’absurde des tentatives du maître dominicain pour concilier Aristote et la foi. Déjà, en 1256, Albert le Grand avait écrit, sur l’ordre du pape Alexandre IV, un traité qu’on intitule De unitate intellectus contra averroistas ; mais il y attaque moins une erreur professée et proprement averroïste qu’un arabisme diffus qui nie l’immortalité personnelle, en prenant quelques arguments à Averroès, mais en s’appuyant sur d’autres philosophes arabes qui lui étaient des plus contraires. Siger, lui, sur cette question comme sur toutes les questions importantes, se rattache au contraire à l’interprétation averroïste d’Aristote. C’est ainsi que, contre Albert qui voyait dans l’existence un accident de l’essence, contre saint Thomas qui rapportait l’une à l’autre comme l’acte à la puissance, Siger suit l’enseignement d’Averroès : « L’être de l’essence dans la définition dit tout ce qui appartient à son existence, soit la puissance, soit l’acte », dit-il en visant saint Thomas. Avec Averroès, il affirme l’éternité du monde ; un individu d’une espèce ne peut en effet arriver à l’être que s’il est engendré par un autre individu de la même espèce, et ainsi les espèces existent toujours. D’autre part, il discute les thèses d’Albert et de saint Thomas sur l’union de l’âme et du corps ; il lui semble que ni l’un ni l’autre n’ont compris les intentions du « Philosophe », en affirmant que l’âme intellective, si, par sa puissance, elle est séparée du corps, lui est unie par sa substance : pareille thèse suppose une séparation inadmissible entre la substance et ses puissances ; Aristote pense que c’est à la substance même de l’âme que s’assimilent les intelligibles lorsque nous les pensons en acte ; et il n’attribue pas au corps l’opération de la pensée, ce qui serait nécessaire si l’âme intellectuelle donnait sa forme au corps ; saint Thomas objecte que l’on ne dit pas que c’est l’âme qui pense, mais bien l’homme, c’est-à-dire le composé d’âme et de corps ; mais c’est que l’on attribue au composé ce qui n’est vrai que d’une de ses parties. L’âme intellectuelle a existé éternellement dans le passé, comme elle existera éternellement dans l’avenir ; si elle n’est pas unie au corps, comme le veut saint Thomas, elle n’en est jamais séparée, à la manière dont le sont les intelligences célestes, puisqu’elle ne saurait penser sans images. Enfin, et c’est là le point essentiel dans l’enseignement de l’averroïsme, cette âme est la même pour tous les hommes, n’étant pas affectée à un corps particulier, mais liée également à tous les corps qui se succèdent sans fin dans l’espèce humaine : comment pourrait-elle se multiplier, puisque la matière est la condition de toute multiplication et qu’on avoue qu’elle est immatérielle ? La grande objection consiste à dire que, si elle était une, tous les hommes seraient également savants ; il faut répondre qu’elle ne s’exerce que par les images ou phantasmes qui sont différents chez chacun.Cette âme intellectuelle unique, « venue de l’extérieur » selon le mot d’Aristote, n’est donc pas substantiellement la même que l’âme sensitive et végétative, dont les opérations sont corporelles et dont la substance, par conséquent, doit être tirée de la matière.Au début de ses explications sur l’unité de l’intellect, Siger écrit : « Il faut considérer diligemment cette question, autant qu’il appartient aux philosophes et selon qu’elle peut être comprise par la raison humaine et par l’expérience, en cherchant en cela l’intention des philosophes plutôt que la vérité, puisque nous procédons philosophiquement ». On aurait tort de trouver ici une expression de la théorie des « deux vérités », l’une atteinte par la philosophie et l’autre par la foi, qui seraient juxtaposées sans pouvoir jamais s’accorder : ou bien l’on admet la sincérité des déclarations de Siger, et alors il n’y a qu’une seule vérité, la vérité de foi, et le raisonnement humain, bien que correctement mené, ne peut aboutir qu’à l’erreur, et alors Siger serait fidéiste ; ou bien ces déclarations ne sont qu’une précaution contre une condamnation ecclésiastique menaçante, et alors Siger n’admet d’autre vérité que celle qui est découverte par la raison. Sans doute est-ce là la pensée véritable de Siger : dans les écrits que nous possédons de lui, il se montre aristotélicien fervent ; dans les Quaestiones logicales, il montre que le terme commun ne désigne qu’un concept de l’esprit ; dans les Impossibilia, qui sont un document important pour l’histoire de cette sophistique du Moyen Age qui avait commencé avec les hyperdialecticiens du XIIe siècle, il analyse les sophismes par lesquels on prétendait démontrer des assertions contraires à celles d’Aristote : « Dieu n’est pas ; les sens n’atteignent pas la réalité ; il n’y a pas de distance entre le passé et le présent ; le grave, laissé à lui-même, ne descend pas ; le principe de contradiction n’est pas vrai », toutes propositions où l’on peut voir le germe de l’athéisme spéculatif, de l’idéalisme subjectif, de la physique de l’inertie, qui se développeront au XIVe siècle, moins contre les croyances chrétiennes que contre Aristote. D’autre part, dans les propositions condamnées en 1277, se trouvent, à côté de celles que l’on a tirées des écrits de Siger connus de nous, d’autres qui dénient toute valeur à la théologie et font de la philosophie la seule source de certitude.Ce divorce entre la philosophie et la théologie se fondait, chez Siger, sur ce même Aristote que les Dominicains employaient à assurer la conciliation de l’une et de l’autre. Ajoutons que les attaques de Siger n’étaient pas des critiques purement théoriques, que, comme il arrive souvent au Moyen Age, elles s’étendaient à la discipline, ecclésiastique elle-même et particulièrement aux vœux de pauvreté et de chasteté prononcés par les moines. Dans ces conditions, saint Thomas, alors présent à Paris, devait agir ; ce fut l’occasion du traité De unitate intellectus contra averroistas. Dans la Somme contre les Gentils et le De aeternitate mundi, il s’était élevé contre ceux qui avaient entrepris de réfuter la doctrine de l’éternité du monde, non pas en s’attachant à « la solide doctrine de Dieu », c’est-à-dire à la révélation, mais en niant la vérité des théorèmes péripatéticiens ; il avait montré que ces théorèmes sont tous compatibles avec la création. Il rencontre maintenant la même difficulté sous l’aspect inverse ; il s’agit toujours de l’accord de la philosophie et de la foi ; mais, tandis que les murmurantes à qui s’adressait le De aeternitate mundi sont des théologiens qui nient la philosophie d’Aristote en faveur de la théologie, les averroïstes nient la théologie en faveur de la philosophie.Le De unitate intellectus ne répond pas du reste directement au De anima intellectiva de Siger ; il suffit de comparer les deux textes pour voir que plusieurs des arguments critiqués par saint Thomas ne se trouvent pas chez Siger ; que, même, plusieurs des points de vue indiqués par lui comme averroïstes (les phantasmes sujets des intellecta par exemple) sont formellement désavoués par Siger ; que Siger connaît et cite les mêmes commentateurs arabes, que saint Thomas reproche aux averroïstes de ne pas connaître ; que saint Thomas enfin laisse de côté nombre d’arguments de Siger. Le De unitate suit plutôt directement le commentaire qu’Averroès a fait d’Aristote pour en critiquer l’exactitude : nous connaissons le principe de cette réponse, qui consiste à distinguer la substance de l’âme de ses puissances, et à attribuer non à la substance, mais à la puissance ou faculté intellectuelle, tout ce que dit Aristote de l’intellect séparé. Dans un sermon prononcé en 1270, c’est le procédé même des averroïstes qu’attaque saint Thomas, le procédé de ceux qui s’excusent d’énoncer des assertions contraires à la foi en disant « qu’ils récitent les mots des philosophes » ; c’est l’attitude « d’un faux prophète ou d’un faux docteur, puisque c’est la même chose de soulever un doute sans le résoudre que de l’accorder ».La même année, le dominicain Gille de Lessines écrit à Albert pour lui soumettre quinze questions « que proposent dans les écoles de Paris des maîtres qui sont réputés les plus grands en philosophie » ; la première concerne l’unité de l’intellect, les autres le fatalisme astrologique, l’éternité du monde, l’ignorance des choses singulières en Dieu, et en général les principales erreurs de l’aristotélisme arabe ; Albert y répond par le traité De quindecim problematibus ; il y soutient que la thèse de l’unité de l’intellect « est fausse, non seulement pour les théologiens mais pour la philosophie ; la cause de cette thèse, ajoute-t-il, est l’ignorance de beaucoup de Parisiens qui suivent non la philosophie mais les sophismes ». Au sujet de l’éternité du monde, il ne nie pas qu’on la trouve chez Aristote, mais seulement « en ce sens que les choses n’ont pas de commencement de leur existence ». D’une manière générale, l’intention d’Albert est donc de sauver la philosophie contre les prétendus philosophes empressés à la servir.Les réponses d’Albert furent probablement l’origine de la condamnation que l’évêque de Paris, Étienne Tempier, prononça à la fin de 1270, et qui porte en effet sur les treize premières propositions soumises à Albert. Mais cette condamnation laissait intacte la question des rapports de la philosophie à la théologie ; et elle pouvait s’entendre en un sens défavorable aux maîtres dominicains qui désavouaient bien, il est vrai, la solidarité de ces propositions avec la philosophie, mais sans produire peut-être une entière conviction dans les esprits. D’ailleurs les deux dernières des quinze propositions soumises à Albert par Gille et mises par lui sur le même pied, concernaient non pas l’arabisme, mais deux thèses de saint Thomas, l’une sur l’unité de la forme, l’autre sur la simplicité des substances angéliques : sur l’une et sur l’autre, Albert est assez évasif.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.